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Sur les chemins de la danse avec Virginia Gris

Virginia Gris, vous êtes entrée dans la carrière de la danse, à l’Opéra de Paris, à l’âge de 11 ans. Vous êtes promue coryphée en 1990 sous la direction de Patrick Dupond, adjointe au directeur de la Danse sous Benjamin Millepied et enfin régisseur général du ballet sous la direction d’Aurélie Dupont. Quel est le déclencheur qui vous fait passer de danse artistique à la danse thérapie ?

J’ai été formée dans une institution classique très rigoureuse qui m’a donné toutes les bases nécessaires pour savoir danser, mais en passant par cet apprentissage d’une richesse formidable c’était aussi s’inscrire dans un corps commun, un corps de ballet. Je décide à 20 ans de vivre cette expérience de danseuse autrement et je vais me diriger vers d’autres compagnies, d’autres techniques de danse. J’avais besoin de récupérer une forme d’autonomie, la relation au corps et au mouvement que je vivais à l’époque était à distance de la singularité, de la créativité.

Mais cette coupure avec l’institution Opéra – avec cet « habitat » – n’allait pas de soi et c’est finalement la danse que je décide d’arrêter en 1999 pour travailler comme régisseur à la direction du ballet. Les différentes fonctions administratives que je vais occuper ensuite aux côtés de Benjamin Millepied puis d’Aurélie Dupont m’engagent surtout à une position relationnelle et d’écoute de la parole du danseur. Et cette place me convient et vient réactiver surtout le désir d’adolescente de devenir psychothérapeute.

Je décide de reprendre des études de psychologie entamées à mon entrée dans la compagnie et envisage un master de psychanalyse. Je sais de mon expérience analytique personnelle que le langage du corps peut rester en souffrance au profit du verbe même dans un processus thérapeutique aussi fécond que la psychanalyse, je chemine alors vers différentes écoles de thérapies psychocorporelles. Mais à cette période, les craintes liées à ma formation initiale de danseuse classique m’interrogeaient beaucoup sur la place centrale du corps et du mouvement dans un processus thérapeutique, mon histoire avec la danse avait fixé le mouvement comme cathartique, mais aussi « destructeur ».

Il s’agissait de passer par un travail de déconstruction du mouvement tel que je le connaissais pour renouer avec une forme d’empreinte et de plasticité psychique et corporelle avant de m’engager dans cette fonction de danse-thérapeute. Et c’est dans ma rencontre avec l’école d’art-thérapie – Profac – puis avec la pensée de l’unité et la psychosomatique relationnelle élaborée par Sami-Ali que je vais introduire de nouvelles passerelles entre corps et mouvement, singularité et subjectivité et venir inscrire tranquillement la danse comme outil dans l’espace thérapeutique. Ces différentes formations puis l’entrée dans ma pratique de danse-thérapeute sont venues se tisser à mon histoire de vie, à mon histoire de corps dans sa globalité.

Pourriez-vous nous éclairer sur cette discipline qui utilise le mouvement comme outil thérapeutique dans le but de libérer certains blocages psychologiques chez l’individu ? Quelle en est la racine clinique ?

La danse-thérapie s’appuie sur le corps global et fait appel aux notions de circulation et de liaison entre les pôles soma et psyché. Elle vient convoquer le corps dans sa matière même en tant que lieu d’incarnation des sensations, perceptions, affects et représentations. Le mouvement, la danse fait fonction de tiers dans la relation thérapeutique et dans un espace proposé comme « une aire transitionnelle » au sens de Winnicot. Un espace comme une aire de jeu qui ouvre à un temps d’inventivité, de spontanéité, de mouvements libres et improvisés et qui ne sont pas soumis à un savoir-faire technique, ni à un apprentissage de la danse qui serait dirigé par le thérapeute.

La danse-thérapie en utilisant le mouvement comme outil de passage par le corps vient s’inscrire dans un espace thérapeutique de « techniques du corps » au sens de Marcel Mauss, c’est-à-dire dans un processus qui n’est pas d’un travail psychothérapeutique fondé uniquement sur des représentations psychiques, mais d’un travail de création et de représentation du sujet visant l’ouverture et la stimulation des capacités créatrices. Capacités créatrices qui ne sont pas entendues du côté de la création, ni d’une production, mais dans le champ de la créativité singulière que nous possédons tous. La danse-thérapie vient ainsi interroger le corps du côté de sa créativité, de sa corporéité dans le sens de l’existence, en tant qu’être incarné dans un corps.

Avez-vous des exemples à nous proposer de bénéfices tangibles chez vos patients en milieu hospitalier ?

Depuis le démarrage de ma pratique en milieu hospitalier, j’ai surtout rencontré des personnes et des corps en déficit de corporéité, corps de la psychose, mais aussi corps de femmes victimes de violences. Les corps dans cette clinique du traumatisme sont bien souvent des corps en absence, des corps où il y a effet de coupure et qui sont dans la non-relation, là où l’événement traumatique est venu inscrire une organisation psychique dans le clivage et l’effacement du corps propre. Quand le langage a fait naufrage et que la dimension de l’imaginaire fait défaut, c’est au corps que revient d’accueillir une quête d’adresse et d’un lieu pour inscrire.

Proposer cet espace du corps en mouvement dans la relation thérapeutique, va ouvrir un accès à l’archaïque et engager une élaboration possible selon les modalités du processus primaire. En mettant en jeu le registre sensori-moteur, le travail thérapeutique, va servir de support à la reviviscence de vécus corporels de la personne qui n’ont pas été symbolisés.
Par la relation thérapeutique, il s’agit pour le thérapeute d’aller récupérer le geste et le mot juste qui parleront en accord là et maintenant à celui qui se trouve coupé des autres, c’est en quelque sorte venir travailler l’émergence d’un geste qui met en forme la mémoire de l’informe dans une expérience qui sera ressentie comme réelle. Geste qui s’amorce dans la relation avec le thérapeute et qui dans sa répétition produit une scansion du temps pour créer un rythme qui est le premier signe d’entrée dans la temporalité et dans le processus de différenciation, le faire pour ressentir et permettre au corps propre d’exister.

À travers la relation thérapeutique, le mouvement et la sensation de la personne vont être rendus signifiants, car dans le mouvement échangé, c’est venir lui donner un sens partageable et alors peut-être transformer la sensation en émoi et le moi-corps animé par l’éveil d’une subjectivité désirante. Exister comme individu dans la mesure où sa forme et sa substance auront été regardées, imaginées, reconnues, parlées, désirées par un autre à travers la relation. C’est entendre la corporéité comme une véritable créativité qui vient transcrire dans le visible le désir d’un individu, l’accès au corps propre.

La danse-thérapie en réactualisant le corps dans son unité sensorimotrice permet de récupérer une forme de dynamique désirante et un corps habité dans sa corporéité pour le décaler d’une fonction qui serait seulement opératoire, en d’autres termes ouvrir une dimension au corps qui le sortirait de sa position passive pour entrer dans la singularité et permettre à la personne de reprendre sa parole en main, son geste en main, sa créativité en main.

Vous développez, avec Bertrand Coty, un projet d’expérimentation poétique qui mêle danse, texte, musique et cinéma. Quelles sont vos motivations pour cette démarche et pourquoi maintenant ?

Le désir de création a démarré au moment où je me forme en danse-thérapie, un désir funambule qui venait inscrire une forme de singularité autorisée d’abord dans ma fonction de thérapeute et qui progressivement s’est glissé à ma place de danseuse.

Je rencontre Marie Plantis, il y a un an et nous créons Celle qui n’a pas dansé, une pièce qui associe texte, voix, musique et danse. Ce retour en scène, après 20 ans de coupure, est aussi rendu possible par la présence d’une amie pianiste, Vessela Pelovska. C’est par Vessela que nous nous rencontrons avec Bertrand Coty et nous nous entendons rapidement sur ce désir de tissage transversal des langages artistiques.

Les échanges s’orientent et s’accordent autour de la pensée d’Henri Maldiney, philosophe du Sentir. Maldiney pose une ligne de démarcation entre le théâtral et l’antithéatral et le rapport des arts de la scène autour de cette vérité du Sentir, autour de la question du mouvement spontané. Une expression de l’ordre du partage et du passage pour retranscrire dans l’espace scénique ce qui viendrait distinguer l’expression de ce qui aurait été ressenti avant d’être réfléchi ou ce qui est réfléchi avant d’être ressenti comme un jeu de liaisons/déliaisons.

Et c’est autour de la question de ces liens que vient s’explorer cette démarche commune avec Bertrand et cette expérimentation pour tenter d’ouvrir de nouvelles brèches dans la multiplicité des expressions langagières et venir penser à la fois un objet de représentation, un objet qui se partage et qui interroge aussi la notion de l’inintentionnel et du mouvement spontané. C’est là que s’ouvre notre collectif, là où le sens est à l’intersection de l’organisation et rétablit l’hétérogénéité comme dit Deleuze : « le sens comme la singularité d’un évènement non contenu dans l’énoncé, mais de l’ordre du passage entre les discours et les pratiques. »

Le sens comme une rupture ouvrante pour reprendre Lacan qui défige ce que nos identifications à une cause, un idéal, à tel trait peuvent avoir de massif et d’écrasant. Le sens comme un renoncement à la signification consciente pour un retour primaire à la spontanéité, source de vie, synonyme de créativité psychique pour renouer avec « le poète originaire » qui est soi et il me semble que c’est autour de ces éléments que nous nous sommes rassemblés avec Bertrand.

Virginia Gris entre à l’âge de 11 ans à l’Ecole de Danse de l’Opéra National de Paris puis intègre en 1989 la compagnie. Elle est promue coryphée en 1990 sous la direction de Patrick Dupond et danse la plupart des ballets du répertoire classique et contemporain sur les plus grandes scènes internationales Japon, Etats-Unis, Russie, Australie, Chine, Brésil.
Virginia a 26 ans lorsqu’elle interrompt sa carrière de danseuse professionnelle et occupe différents postes d’encadrement à l’Opéra : régisseur puis adjointe au directeur de la Danse sous Benjamin Millepied et enfin régisseur général du ballet sous la direction d’Aurélie Dupont.

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