Interview Bertrand Coty
Jézabel Couppey-Soubeyran, vous publiez aux éditions Les liens qui libèrent avec Pierre Delandre et Augustin Sersiron : Le Pouvoir de la monnaie. Pouvez-vous nous résumer l’idée de votre ouvrage ?
Les dérèglements écologiques et sociaux dont nos sociétés contemporaines sont à la fois victimes et responsables rendent nécessaire une bifurcation écologique et sociale. Notre ouvrage vise à éclairer le levier monétaire de cette bifurcation. Bien sûr, on ne changera pas la société en changeant seulement la monnaie, mais on ne la changera pas non plus sans changer la monnaie, car la monnaie est une institution extraordinairement structurante pour l’ensemble de la société, qui recèle un formidable pouvoir de transformation sociale.
Revenir sur l’histoire longue de la monnaie permet de réaliser à quel point, loin d’être une chose figée, la monnaie est une réalité changeante, qui a pris de très nombreuses formes au cours du temps, de la monnaie de compte utilisée pour enregistrer les dettes sur les tablettes d’argile mésopotamiennes aux soldes de nos comptes courants contemporains, en passant par les pièces d’or ou les billets convertibles.
Cette prise de recul historique nous apprend que chaque grand changement d’époque s’accompagne d’une transformation monétaire. La monnaie contemporaine, qui est celle que les banques créent et mettent en circulation, n’a que 200 ans d’existence dans les cinq mille ans d’histoire des monnaies. Cette monnaie bancaire a permis l’essor du capitalisme, elle est façonnée pour cela, et se distingue, dans sa forme, dans ses règles, dans son organisation, de celles qui ont prévalu avant elle et vraisemblablement aussi de celles qui prévaudront après elle pour porter d’autres projets de société !
Dans ce livre, nous nous appliquons donc à éclairer le changement monétaire qui rendra possible la bifurcation en tant que nouveau projet sociétal.
Quel changement d’ordre monétaire préconisez-vous ?
Revenons un instant, au préalable, sur la monnaie bancaire de nos sociétés capitalistes. Contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, nos euros ou nos dollars ne sont pas créés par l’État ni même par la Banque centrale, mais pour l’essentiel par les banques privées, lorsqu’elles prêtent de l’argent. Quand elle accorde un crédit, une banque crée en effet des encaisses à partir de rien, en contrepartie de créances sur les emprunteurs, et elle détruit cet argent lorsqu’il lui est remboursé.
La monnaie bancaire est donc « encastrée » dans la dette : pour créer 1€ de monnaie supplémentaire, le système doit créer 1€ de dette supplémentaire. Et il s’agit bien sûr de prêts à intérêts, qui doivent profiter aux banques émettrices de la monnaie : l’argent créé doit créer de l’argent. Autrement dit, parce qu’elle est aux mains de puissances bancaires privées, la création monétaire ne financera que des projets financièrement rentables. C’est une forme capitaliste de la monnaie, qui fonctionne relativement bien (moyennant régulation) pour financer la production industrielle (quoiqu’elle soit de plus en plus massivement détournée vers la spéculation immobilière et financière), mais qui n’est pas adaptée au financement de la bifurcation écologique et sociale.
Nous proposons donc de la compléter par un nouveau mode d’émission : une monnaie « volontaire », entièrement désencastrée de la dette, créée non par le marché bancaire, mais par la volonté politique de la puissance publique, et mise en circulation sous forme de subventions aux investissements stratégiques plutôt que sous forme de prêts. Une batterie de dispositifs fiscaux et d’instruments de politique monétaire permettrait de réguler le stock d’encaisses en circulation, et d’opérer si nécessaire une réduction de la masse monétaire en cas de forte inflation.
En quoi cette approche pourrait-elle influer sur la bifurcation sociale et écologique en tant que nouveau projet sociétal ?
Il s’agit d’utiliser la puissance de transformation de la monnaie pour faire une place croissante au non rentable, au non marchand, à la gratuité comme condition de possibilité du développement durable. Sortir de l’idéologie néolibérale qui prétend tout résoudre par le seul jeu du marché, et redonner une place à l’action publique pour assurer les conditions institutionnelles de la justice sociale et de la soutenabilité environnementale.
Une part considérable des dépenses nécessaires à la bifurcation ne peuvent dégager de rentabilité financière : dans bien des cas, même un prêt à taux nul ne saurait les financer, puisque la dépense n’engendrera aucun flux de revenus futurs pour rembourser ne serait-ce que le capital. Prenons le cas des programmes de villes-éponges, qui visent à désartificialiser les sols urbains pour recréer des zones naturelles servant à la fois d’îlots de fraîcheur, de réserves de biodiversité et d’espaces d’absorption des eaux évitant les inondations en cas de pluies diluviennes (de plus en plus fréquentes à cause du réchauffement climatique) : de tels programmes nécessitent l’acquisition de vastes parcelles dans des métropoles où le prix du foncier est très élevé, pour transformer des zones bâties en terrains inexploités. Ne dégageant aucun rendement, ces programmes très coûteux nécessitent des subventions.
C’est la vocation de la monnaie volontaire : financer les investissements écologiquement ou socialement indispensables, mais financièrement non rentables.
En outre, la monnaie volontaire doit être la monnaie de la société civile, et non celle d’une technocratie échappant à tout contrôle citoyen. Un Institut d’émission adossé à la Banque Centrale Européenne déciderait chaque année des sommes à créer, en tenant compte des besoins, mais aussi bien sûr de la conjoncture macroéconomique (chômage, inflation, etc.), et l’enveloppe serait ensuite répartie dans un réseau de caisses du développement durable, qui décideraient de l’allocation des encaisses à l’échelle locale, au plus près du terrain. Ces caisses auraient une gouvernance collégiale, incluant l’ensemble des parties prenantes du territoire : élus locaux, acteurs de l’économie sociale et solidaire, représentants d’associations de protection de l’environnement, des syndicats, du secteur social (offices HLM, hôpitaux, associations caritatives, etc.)… C’est ainsi la société civile qui définirait elle-même, en fonction des priorités locales, les critères d’attribution des subventions sur la base desquels les experts sélectionneraient ensuite les dossiers à retenir.
Les demandes de fonds pourraient venir d’acteurs publics aussi bien que privés : d’un ménage précaire souhaitant financer la rénovation thermique de son logement, d’une entreprise de cimenterie désirant acquérir une coûteuse technologie de stockage du carbone inévitablement émis par le processus de traitement du calcaire, d’un agriculteur voulant convertir son exploitation à la permaculture, d’une association voulant planter une forêt native selon la méthode Miyawaki pour créer un puits de carbone dense et un espace de haute biodiversité, ou encore d’une université voulant réaliser des travaux d’accessibilité.
La monnaie volontaire serait au service d’un nouveau projet sociétal, à la fois social, écologique et citoyen.
Il y a urgence, comment pensez-vous que le système établi puisse se réformer ?
Le système n’est absolument pas gravé dans le marbre. D’ailleurs, des transformations monétaires profondes ont eu lieu ces dernières décennies : en tournant leurs activités vers les marchés financiers, les banques ont fait des achats de titres une nouvelle source de création monétaire ; puis les banques centrales ont aussi fait des achats de titres une source additionnelle d’émission de monnaie centrale dans leurs programmes de lutte contre les crises financière et sanitaire. Le problème est que ces transformations monétaires ont sauvé le capitalisme financier au lieu de le réformer.
Pas de doute en tout cas que lorsque la volonté politique est là, le changement est possible. Cela étant, pour ne pas se heurter au conservatisme de ceux qui croient le système immuable, nous avons pris soin de décliner une version de notre proposition de réforme monétaire pleinement compatible avec le cadre institutionnel européen.
Biographies des auteurs :
Pierre Delandre est sociologue, certifié en finances publiques et conseiller senior dans une banque centrale de l’Eurosystème.
Augustin Sersiron est économiste et philosophe, docteur en sciences économiques et en philosophie, diplômé de l’ESSEC.
Jézabel Couppey-Soubeyran est économiste, maîtresse de conférences à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et conseillère scientifique à l'institut Veblen.