
Interview Bertrand Coty
Vincent Cespedes, vous venez de publier aux éditions Albin Michel : « La société de la trahison ». À quoi se rapporte la trahison dans notre société actuelle ?
Aujourd’hui, on ne trahit plus par accident, par faiblesse ou par ambition personnelle : on trahit par nécessité structurelle. Le traître cybermoderne n’a même plus besoin d’être un salaud : il suffit qu’il soit un rouage bien huilé, qu’il exécute ce que le système attend de lui. Ce qui était jadis une perversion morale est devenu une « compétence professionnelle ».
Nous sommes ainsi passés d’une trahison transgressive, qui brisait un pacte en courant un risque, à une trahison systémique, où le pacte lui-même est conçu pour être trahi. La promesse électorale n’est plus qu’un décor de campagne, la fidélité amoureuse un anachronisme, la solidarité un produit dérivé des relations publiques. La cybermodernité enseigne qu’il faut se détacher, être agile, ne pas s’accrocher à des serments, des valeurs, des amitiés. Nous entrons dans une civilisation du provisoire, où les contrats sont temporaires, les amours jetables, les engagements révocables, les alliances opportunistes.
L’individu loyal – celui qui croit encore que la parole donnée est un serment et non un argument de vente – est un dinosaure en voie d’extinction. Mais ce qui rend la société de la trahison si toxique, c’est qu’elle inverse les rôles. Le trahi devient coupable, le traître devient « pragmatique ». L’électeur floué est accusé d’avoir cru en des illusions, le salarié licencié aurait dû « anticiper », le peuple trahi par ses élites aurait dû être « plus réaliste ». On nous apprend que la confiance est une faiblesse et que la loyauté est un poids mort. Tout nous pousse à trahir avant d’être trahis, à nous méfier avant d’être naïfs, à nous vendre avant d’être vendus. Or, la confiance n’est pas une utopie angélique : elle est le socle invisible qui permet à une civilisation de tenir debout.
Elle repose sur quatre piliers fondamentaux : le don, la liberté, la sûreté et la résistance à l’oppression. La trahison cybermoderne attaque ces piliers un à un : elle transforme le don en calcul d’intérêts, la liberté en anxiété perpétuelle, la sûreté en chimère sous surveillance, la résistance en paranoïa ou en conformisme déguisé en rébellion. Nous nous retrouvons vampirisés, privés de notre énergie vitale par un monde qui nous demande de faire confiance tout en nous prouvant, chaque jour, qu’il ne faut faire confiance à personne.
La trahison n’est pas une perversion neuve. Quels aspects spécifiques revêt-elle dans notre monde contemporain ?
Brutus tuait César en place publique, Judas livrait Jésus avec un baiser : aujourd’hui, on ne trahit plus par des coups d’éclat, mais par des contrats, des algorithmes et des décisions impersonnelles. Ce n’est plus le poignard, c’est la déconnexion. On ne vous affronte plus, on vous ignore. La trahison contemporaine a une spécificité : elle se justifie toujours par un discours rationnel. C’est le marché qui décide, les actionnaires qui demandent, les algorithmes qui optimisent. Elle se fait sans coupable désigné, comme si elle relevait d’une fatalité mathématique. L’entreprise qui délocalise explique qu’elle n’a « pas le choix » ; le politicien qui abandonne ses promesses évoque un « changement de contexte » ; le géant du numérique qui revend vos données parle d’« optimisation des services ».
Autre mutation : la trahison est devenue un business model. Plus un système repose sur la confiance, plus il est rentable de la trahir. Facebook trahit en monnayant votre vie privée, Amazon trahit en broyant ses employés après les avoir séduits, les banques trahissent en spéculant contre leurs propres clients. Ce n’est pas une crise morale : c’est une mécanique optimisée. Quand une entreprise promet des valeurs, ce n’est plus une conviction, c’est un argument marketing. Par conséquent, la trahison devient un spectacle. Nous sommes passés de la tragédie au divertissement. De House of Cards à Les Traîtres (M6), elle est glamourisée, scénarisée, mise en scène comme une preuve d’intelligence. Mais un monde qui célèbre la trahison est un monde qui s’effondre sur lui-même. À force de tout optimiser, on supprime ce qui fait tenir l’humain debout : la parole donnée, la solidarité, la fidélité au genre humain. L’histoire est formelle : quand la confiance disparaît totalement, les révoltes arrivent. Et c’est toujours la trahison de trop qui fait tout exploser.
Quels sont les mécanismes de la trahison et comment apprendre à la débusquer ?
La trahison est une valse en trois temps : l’alliance, la livraison, l’effondrement. D’abord, l’alliance : toute trahison naît d’un pacte fort, d’une confiance construite. Brutus et César, Judas et Jésus, Anakin et Obi-Wan : ils étaient frères avant d’être ennemis. Puis vient la livraison, ce moment où la confiance est lentement érodée, où le traître se justifie, hésite, dissimule, avant de livrer le trahi à un tiers – une cause, un système, un pouvoir supérieur. Enfin, l’effondrement, la révélation brutale. César poignardé, Jésus vendu, Vador consumé, l’allié devenu traître contemple sa victoire… mais il ignore que toute trahison laisse une trace. Car il y a un quatrième temps caché : la rancune. Elle est le souvenir que la confiance n’est pas un dû, mais un pari risqué.
Comment la débusquer ? Ne jamais confondre la confiance et la crédulité. Plus une personne insiste sur son intégrité, plus il faut observer ses actes plutôt que ses paroles. Les plus grandes trahisons commencent toujours par de grands discours sur la fidélité. Louis XVI promettait des réformes juste avant d’appeler l’Autriche à l’aide. Nixon jurait qu’il n’était pas un menteur… avant que le Watergate ne l’emporte. Deuxième clé : repérer les signaux faibles.
La trahison ne surgit pas du néant, elle s’infiltre par touches discrètes. L’assassin politique commence toujours par flatter avant de planter le couteau. Un dirigeant qui veut trahir son peuple commence par changer le sens des mots : « austérité » devient « responsabilité », « licenciement » devient « mobilité ». Enfin, le traître se reconnaît à son rapport à la honte. Il a toujours trop de justifications. Il ne s’assume jamais comme traître : il se présente toujours en stratège incompris, en visionnaire mal jugé. Débusquer la trahison, ce n’est pas être paranoïaque, c’est être lucide. Les civilisations ne s’effondrent pas sous les coups de leurs ennemis, mais dans les rires de leurs traîtres.
Comment la combattre pour remédier à la vaste « crise de la confiance », qui a contaminé notre société ?
On ne combat pas la trahison avec des sermons, mais avec la contre-trahison. Face à la duplicité, il ne faut pas prêcher le retour à une confiance naïve, mais imposer une loyauté impitoyable, construite sur la lucidité et la mémoire. Toute trahison repose sur l’oubli et la soumission : l’oubli des engagements brisés, la soumission à la fatalité d’un monde où tout est négociable. Mais les peuples qui se sont relevés des trahisons les plus abjectes sont ceux qui ont su cultiver leur rancune et s’en servir comme un levier d’émancipation. La résistance commence toujours par un refus : celui d’accepter la trahison comme une fatalité.
La trahison prospère là où les trahis baissent la tête. Il faut réhabiliter une transparence offensive. L’exemple de Julian Assange est saisissant : sa traque par les puissants n’est pas due à un crime, mais à sa volonté d’exposer la trahison institutionnelle. Aujourd’hui, tout traître d’envergure est protégé, tout dévoileur de trahison est persécuté. La lutte contre la trahison passe par une exigence de vérité radicale, qui ne se contente pas de slogans sur la transparence, mais impose des mécanismes de responsabilité implacables.
Tant qu’un mensonge d’État est sans conséquence, tant qu’un patron peut trahir ses salariés sans payer le prix, la confiance restera une monnaie de singe. Le traître ne survit que dans l’ambiguïté. Il se nourrit du flou, du « c’était plus compliqué que ça », du « on a manqué de pédagogie ». Pour briser ce cycle, il faut nommer les trahisons, désigner les traîtres, et refuser la culture du pardon à tout prix. La justice transitionnelle en Afrique du Sud a fonctionné parce qu’elle a exposé les traîtres, documenté leurs actes, et inscrit leur mémoire dans l’Histoire. On ne reconstruit jamais la confiance sur le silence. Alors oui, la trahison est partout. Mais son impunité n’est pas une fatalité. Dès qu’un peuple, un mouvement, un individu refuse de se faire complice de son propre oubli, la mécanique de la trahison se grippe. Et l’Histoire bascule.

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Philosophe et compositeur, Vincent Cespedes est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages, parmi lesquels Les 50 plus grandes théories des philosophes français (Le Courrier du Livre, 2021), Le Monde est flou. L’avenir des intelligences (Plon, 2021) et L’Homme expliqué aux femmes (Flammarion, 2010). Après avoir enseigné la philosophie au lycée, il anime aujourd’hui des conférences dans le monde entier et produit du contenu pédagogique pour les plus jeunes sur les réseaux sociaux (plus de 30 000 abonnés sur TikTok).