Interview Bertrand Coty
Ulrich METENDE , vous publiez aux éditions Hermann, « Critique de la bioéconomie ». Comment envisager notre relation au monde différemment ?
Merci pour votre question. Tout d’abord, permettez-moi de revenir rapidement sur le concept de « bioéconomie », forgé par l’économiste Nicholas Georgescu-Roegen pour désigner à la fois l’étude des populations en biologie et un modèle de développement axé sur la gestion des ressources suivant une approche entropique, c’est-à-dire à partir du degré de désorganisation du contenu en information d’un système.
La bioéconomie visait donc à remettre en question les modèles économiques de la croissance en se proposant à la fois comme une démarche écologique et une alternative politique à la possibilité de l’épuisement des ressources, en structurant le développement autour de la défense des intérêts de la planète et des générations futures grâce aux principes de la décroissance.
Je voulais faire ce bref détour pour répondre à votre question, car c’est à cette visée initiale de la bioéconomie qu’il faut revenir en nous détournant de celle des perspectives de l’OCDE dans son rapport de 2009, qui fait du vivant une nouvelle source de productivité. Pour envisager notre relation au monde différemment, je pense qu’il faut impérativement que nos orientations politiques et économiques tiennent compte des limites naturelles du monde, en rejetant l’extractivisme (des corps, des ressources, des mers, etc.) et l’industrialisme productiviste au profit d’une politique économique qui s’adapterait aux rythmes du Tout-vivant.
Quelle approche pour un changement effectif de notre perspective ontologique de l’extraction, de la prédation, de l’exploitation et de la domination ?
Ce que j’appelle triple ontologie -extraction, prédation et domination-, résulte d’une forme d’anthropocentrisme despotique, laquelle est de mon point de vue la matrice de l’anthropocène, du plantationocène et du capitalocène.
À travers ces articulations, l’anthropocentrisme despotique contribue à l’instrumentalisation et la dépossession des corps, mais aussi à la prédation du vivant à travers l’extraction presque sauvage des ressources minérales, végétales et aquatiques. Et pour changer de perspective ontologique, je propose une forme d’ontologie rénovée, à partir de trois axes au moins ; tout d’abord ce que j’appelle une écologie de libération en tant que mouvement politique visant à inscrire la subjectivité dans l’ordre de la transgression afin d’envisager une économie de l’insoumission, laquelle devrait justement offrir un nouveau cadre théorique pour repe(a)nser notre relation au monde en dehors des cadres de la captivité des corps et des vies, de la domination, du contrôle, de l’appropriation et de l’exploitation du Tout-vivant.
Deuxièmement, il faut ré-enchanter le politique à partir de l’écologie et de la bioéthique comme des pratiques politiques du quotidien. Cela impliquerait alors de questionner en permanence nos styles de vie, nos choix de consommation, nos moyens de déplacement, les rapport aux corps des autres humains et autres qu’humains, etc. Enfin, j’invite à une écologie des savoirs en construisant des ponts entre les savoirs institutionnalisés et les savoirs encore non-institutionnalisés que l’on appelle généralement les savoirs endogènes, et dans le cas spécifique, je pense aux cosmologies africaines qui en tant que cosmologies de la continuité, façonnent des ontologies multiples, notamment une ontologie des mondes invisibles qui permet de saisir le rapport à soi, à l’autre et au monde à partir des ancestralités et des divinités ; une ontologie fluide, qui met en avant le fait que notre source de vie est premièrement liquide et aussi parce que le liquide est le lieu de purification et de régénération et même une ontologie sous-marine, en tenant compte de l’existence d’une vie sous-marine avec les êtres aquatiques les algues, les sirènes, etc. Bref, je pense qu’il faut absolument se défaire des logiques de la rationalité instrumentale de la raison universelle si l’on veut changer radicalement de perspective ontologique.
La politique à l’œuvre aux États-Unis n’est-elle pas un contre-exemple de la marche à suivre ?
Bien évidemment que la politique américaine est contre-exemple, encore plus aujourd’hui au lendemain de l’élection de Donald Trump, dont on connaît les positions sur la question du climat, l’immigration, la question du genre et des identités, les politiques économiques, le développement des technologies, l’artificialisation des intelligences, du travail, etc. Donald Trump n’a en effet jamais caché son point de vue en matière de climat et cela n’est sans doute pas prêt de changer.
Par exemple, lors de son premier mandat à la Maison-Blanche, il a exprimé plusieurs fois son scepticisme quant au lien entre changement climatique et activités humaines, en qualifiant même cela de « plus grande arnaque de tous les temps ». Ses partisans et lui estiment d’ailleurs que le pétrole et le gaz sont essentiels à la puissance mondiale de l’Amérique et ils n’ont cessé de scander « il faut forer », c’est-à-dire extraire le pétrole du sous-sol, mais il ne s’agit pas que du sous-sol, mais de l’habiter en général, car la politique des forages aura bien évidemment des conséquences sur les écosystèmes et les politiques économiques.
En plus, son rapprochement avec Elon Musk, qui aura quasiment pour mission d’instaurer une approche commerciale de la gouvernance à travers le département de l’efficacité gouvernementale, fait davantage craindre pour la communauté terrestre qu’autre chose. Et ce que ce qui est dit des États-Unis est applicable à d’autres contextes occidentaux où l’on assiste impuissamment à la montée en puissance des politiques d’extrême-droite autour des idées similaires à celles de Donald Trump et des suprémacistes blancs et pro-capitalistes.
Quelles organisations sociales pour porter le changement selon vous ?
Tout d’abord, je tenais à rappeler qu’en proposant de rénover notre ontologie de l’extraction, de la prédation et de la domination, j’envisage aussi une rénovation de la démocratie à partir d’un modèle que je qualifie de démocratie élargie, laquelle se fonderait autour de nouvelles institutions en plus de celles qui existent déjà.
Par exemple, il serait envisageable d’intégrer constitutionnellement une chambre parlementaire écologique constitué de bénévoles pour légiférer sur les droits de la nature, des vivants humains et autres qu’humains. Je pense aussi au remplacement des Comité consultatifs d’éthique ou bioéthique par un conseil de législation et de contrôle des progrès technologiques et des limites de l’Intelligence Artificielle et enfin parallèlement à l’ONU, je pense à la mise en place d’une Observation Mondiale du Tout-vivant, qui travaillerait principalement pour la transmission d’un monde en bonne santé aux génération futures. Ces propositions et biens d’autres encore, rejoignent ma proposition de faire de l’écologie et de la bioéthique des politiques du quotidien.
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Ulrich Metende est Philosophe et Gertrude F. Wheathers Fellow en études françaises et francophones à Indiana University-Bloomington (USA). Il s’intéresse aux études décoloniales en élaborant une critique de l’habiter colonial à partir d’une histoire du plantationocène et de la racialisation des corps.