Dans un contexte de recherche perpétuelle du modèle idéal de l’entreprise responsable, avec les concepts d’entreprises libérées, d’entreprises utopiques, d’entreprises à mission, d’entreprises altruistes, d’entreprises hyper-locales ou encore d’entreprises régénératives, il est intéressant de se pencher sur la notion récente de RTE (Responsabilité Territoriale des Entreprises) et son rapport à la RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises).
Certains estiment que la RSE ne garantit pas suffisamment l’ancrage territorial des entreprises et leur implication avec les collectivités locales pour créer une valeur durable. Cependant, dès 2010, la norme ISO 26000 abordait déjà leur implication auprès de leurs communautés locales, en soutenant le développement économique local et en veillant à ce que les actions soient adaptées aux spécificités des territoires (voir le paragraphe 6.8.2.2, ISO 26000). Dans ce contexte, la RTE apparaît davantage comme un sous-domaine de la RSE que comme un concept totalement novateur. Il reste néanmoins pertinent de s’interroger sur l’intérêt et les effets de cette approche, tant espérés que constatés.
Nous y voyons tout d’abord un effet de la recherche permanente des acteurs de découvrir de nouvelles notions, comme si les échecs passés étaient imputables à nos grilles de lecture. Le contexte y est aussi probablement pour beaucoup, puisque l’ère post-Covid et la récente contestation des agriculteurs français ont remis au goût du jour des notions telles que l’indépendance, la souveraineté, la résilience. En somme, les événements récents ont rappelé l’importance du local, non seulement pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, mais aussi pour assurer l’autonomie en termes d’approvisionnement. L’entreprise, plus ancrée localement, redécouvre alors le jeu de ses interdépendances avec les acteurs de sa région. Ainsi ré-émerge la notion de territoire, relevant davantage des géographes et des économistes spécialistes de l’espace que des gestionnaires et des managers d’entreprise.
Les récents travaux de Raworth ont également mis en évidence l’importance du respect d’un socle social, en complément du non-dépassement des limites planétaires. Or, l’été dernier, avant même que Michelin ne fasse le constat de la non-compétitivité de certains de ses produits et n’annonce la fermeture de certains de ses sites industriels en France, le même groupe avançait grâce à l’ONG Fair Wage sur la notion de salaires décents . Revenant ainsi aux sources mêmes du fordisme, une entreprise ne pourrait se développer sans se soucier de ses salariés, qui contribuent au développement des territoires où elle est implantée et qui participent à son essor. Toutefois, dans le cas de Michelin les limites d’un tel raisonnement se font jour, les territoires d’emploi ne coïncidant pas aux territoires de commercialisation des produits.
L’ancrage territorial n’en demeure pas moins fondamental. Du reste, comme le soulignent les Professeurs Savall et Zardet, qui travaillent au sein de l’ISEOR et de l’Université de Lyon 3, l’instauration d’une ligne frontière entre l’externe et l’interne de l’entreprise risque de devenir une abstraction contreproductive et dangereuse. Elle peut conduire à une perception erronée, laissant supposer à tort, que l’entreprise disposerait d’une capacité à poursuivre sui generis sa trajectoire. L’entreprise est effectivement non seulement redevable mais aussi tributaire des externalités positives et négatives qu’elle produit vis-à-vis de son écosystème territorial. Elle a aussi tout intérêt à s’engager dans une RSE politique (Voetglin et Greenwood, 2016), ce qui l’amène à orienter la rationalité des politiques publiques mises en œuvre, et à contribuer, grâce à son expertise et ses connaissances, au développement de son(ses) territoire(s).
A l’instar de celui de RTE, le concept de RSE invite à revoir les finalités poursuivies par l’entreprise, et, plus largement, par l’ensemble des organisations. Si la recherche du profit est incontournable pour certaines structures, elle ne peut se faire au détriment d’un sentiment de solidarité et d’entreaide, qui relèvent de leurs responsabilités sociétales. Les organisations de l’économie sociale et solidaire apportent également une part de contribution utile, en s’écartant d’une recherche stricto sensu de rentabilité. Si la RTE soulève la question de la coopération des organisations sur un même territoire, elle n’efface pas pour autant l’identification des enjeux de RSE, qui se jouent à une échelle plus large et dans un espace plus étendu. Il ne s’agit donc pas d’opposer RSE et RTE, mais d’en comprendre le caractère à la fois inclusif (la RTE relève de la RSE), et non exclusif (la RTE ne peut remplacer la RSE). En somme, lorsqu’une entreprise s’engage en matière de RSE, elle se doit naturellement de s’interroger sur sa RTE. L’inverse semble moins probable.
Comme l’envisageait Korzybski, en matière de sémantique générale, la RSE comme la RTE, cachent deux caractéristiques. Pour bien faire, il faudrait en effet repréciser pour tout terme employé, en indice, son origine temporelle, et en exposant, sa localisation géographique. L’indice temporel nous indique que la RSE de demain ne ressemblera pas à celle d’aujourd’hui. Ces concepts vont continuer à évoluer, de même que les contextes institutionnels et culturels, dont ils relèvent. Toute expérience sociale est située, à un moment et en un lieu précis. En ce sens, on ne saurait affirmer qu’une définition universelle et stable de notions telles que la RTE et la RSE soit possible et même concevable. Ce sont précisément sur de tels aspects qu’il faut porter une attention significative. En quoi les conceptions de la RSE diffèrent-elles dans l’espace et dans le temps ? Comment la RSE pourra-t-elle évoluer et progresser à l’avenir ? Au lieu de chercher à en finir avec la RSE, il serait plus judicieux d’envisager quelles pourraient être les caractéristiques attendues et souhaitables de la RSE de demain.
Eléments de bibliographie :
o Chabanel B. et al. (2024) L’entreprise hyper-locale : réinventer les modèles économiques à partir des territoires, Pearson.
o Filippi, M. (2024). La Responsabilité Territoriale des Entreprises, agenda de recherche. Revue dEconomie Regionale Urbaine, (1), 5-23.
o Getz, I., & Marbacher, L. (2019). L’Entreprise altruiste. Albin Michel.
o Korzybski, A. (1998). Une carte n’est pas le territoire: prolégomènes aux systèmes non-aristotéliciens et à la sémantique générale. Éditions de l’Éclat.
o Landivar, D., & Trouvé, P. (2017). Eprouver les entreprises libérées. Revue internationale de psychosociologie et de gestion des comportements organisationnels, (56), 47-61.
o Raworth, K. (2018). Doughnut economics: Seven ways to think like a 21st century economist. Chelsea Green Publishing.
o Savall, H., & Zardet, V. (2009). Mesure et pilotage de la responsabilité sociale et sociétale de léntreprise-resultats de recherches longitudinales. Revista del Instituto Internacional de Costos, (4), 7-36.
o Sempels, C., & Thuillier, B. (2022). Qu’est-ce qu’une entreprise régénérative. LUMIA, https://lumia-edu. fr.
o Trouvé, P. (2014). Observer les entreprises utopiques. Un exercice d’assouplissement mental. Céreq, 67.
o Voegtlin, C., & Greenwood, M. (2016). Corporate social responsibility and human resource management: A systematic review and conceptual analysis. Human Resource Management Review, 26(3), 181-197.
Stéphane Trébucq est professeur des universités, en poste au sein de l'IAE de Bordeaux et de l'Université de Bordeaux, rattaché au laboratoire IRGO - Institut de Recherche en Gestion des Organisations. Il est actuellement responsable du projet RSE en PME, et de l'axe transition écologique au sein du regroupement des laboratoires en sciences de gestion de Nouvelle-Aquitaine. Il est par ailleurs responsable de la chaire capital humain et performance globale, et co-rédacteur en chef des revues classées Recherche et Cas en Sciences de Gestion (RCSG), et Gestion et Management Public (GMP). Il a récemment présidé le conseil scientifique du congrès RSE de la fondation Oïkos et la remise du prix des Immatériels de l'Observatoire des Immatériels. Ses recherches et publications sont consacrées à la RSE et aux nouveaux outils de gestion intégrant les problématiques de durabilité et de performance globale.
Benoit VERGNE est consultant en responsabilité sociétale des organisations. En parallèle d'une carrière dans la banque et la finance, il s’est intéressé aux sujets des transitions et d'économie sociale et solidaire. C’est cet intérêt qui l’a conduit à se former à la RSE à l’IAE de Bordeaux. Il a profité de ce temps de formation pour initier un projet de Tiers Lieu qui a ouvert ses portes en déc. 2023. Véritable Ecosystème entrepreunarial, La Graine est un incubateur dédié au développement de l’expertise sur la Responsabilité Sociétale. Benoit est également élu, en charge du développement économique, à la Ville du Haillan