Hervé Gbego, expert-comptable, vice-président de l’ordre, vient tout juste, 2023, de publier un ouvrage aux éditions Dunod, intitulé « La compta durable : comment mesurer et présenter une comptabilité écologique ». Cet ouvrage tente une recension des différentes tentatives de nouvelles comptabilités intégrant les aspects sociaux et environnementaux qui manquent tant à la comptabilité classique financière.
Ce faisant, l’ouvrage est en réalité un plaidoyer déguisé pour le modèle CARE, élaboré par le professeur Jacques Richard, promu aujourd’hui par une communauté de chercheurs. Reste à savoir si le modèle CARE relève de l’espèce durable, surtout par ces temps d’extinction massive.
Or, si l’on en croit la thèse selon laquelle la comptabilité financière aurait été le meilleur instrument du capitalisme destructeur de la biodiversité et parfois de la dignité humaine, il s’agirait de savoir si : une nouvelle comptabilité pourrait accompagner une transformation de notre modèle de société, fondée sur la sobriété, la circularité, le non-dépassement des limites planétaires,la comptabilité est un outil pertinent pour adresser des sujets qu’elle n’a jamais été en capacité de comprendre réellement, comme le capital humain, ou bien encore la création et la destruction de valeurs, ou encore la question des dimensions invisibles et spontanément cachées des pertes de performance tant au niveau micro que macro, interne qu’externe.
En somme, la comptabilité durable qu’Hervé Gbego appelle de ses vœux sera-t-elle si durable que cela ?
C’est là qu’un doute peut poindre, car tout nouveau système comptable pour s’imposer nécessite des conditions particulières d’essor. D’abord, le modèle proposé doit être simple d’usage. Cela ne signifie pas qu’une comptabilité durable ne pourrait reposer sur une architecture informationnelle complexe. Après tout, les conducteurs de Tesla bénéficient en toute simplicité d’une expérience conducteur simplifiée alors même que leur voiture est un bijou de technologie.
Une comptabilité durable qui ne serait pas assistée et automatisée rencontrera par conséquent de nombreux obstacles. Par ailleurs, pour qu’une nouvelle comptabilité s’impose, il faudrait a priori que celle-ci fasse consensus, consensus sur une série de valeurs partagées.
Si l’on en juge au traitement qui avait été réservé à la comptabilité universelle, OVNI éphémère non retenu par l’Ordre des Experts-Comptables, on pourrait se demander si la compta CARE « durable » d’Hervé Gbego n’est pas destinée au même sort, d’autant que cette dernière dispose de concurrents puissants, portés par les Big 4 et émanant de la sphère des pays anglo-saxons. La compta CARE « durable » n’est pas non plus à ce jour la seule tentative en cours dans un environnement francophone.
Malheureusement, la compta CARE durable proposée n’est pas une compta intégrée, or c’est précisément de ce type de comptabilité dont nous aurions besoin. La compta CARE n’est pas non plus analytique, or nous aurions probablement besoin aussi d’une comptabilité diffusant l’information pertinente auprès des décideurs clés.
À quoi pourrait ressembler une compta intégrée ? À celle d’un système d’information englobant l’information comptable, mais permettant de la connecter aux autres informations internes et externes, et surtout, d’en comprendre les relations via probablement l’IA. Cette comptabilité permettrait de comprendre les interactions, les processus de création/destruction de valeurs, y compris les aspects non monétarisables. La comptabilité analytique pourrait aussi descendre à un niveau d’analyse très fin afin de mieux renseigner les décideurs internes, mais aussi les clients externes, et au-delà les autres parties prenantes. Une comptabilité intégrée pourrait aussi être partagée, afin de favoriser des communs de données, et des actions collectives.
Pour conclure, il y a donc lieu de se méfier de l’adjectif. Pourrait être plus éphémère qu’on ne pense ce que l’on appelle durable, même si le projet, programme, garde tout son sens. Produire une comptabilité en accord avec le principe d’une durabilité forte garde son intérêt. Encore faudrait-il que l’infrastructure informationnelle soit mise en place pour opérer de tels calculs, et que les coopérations pertinentes soient engagées avec les scientifiques dotées des bonnes compétences de modélisation.
Reste que si le meilleur moteur de recherche n’a pas vu le jour en Europe, le reste pourrait être demain qu’un manque d’investissement chronique dans une R&D comptable nous amène encore une fois à appliquer un modèle venu d’ailleurs.
Stéphane Trébucq est professeur des universités, en poste au sein de l'IAE de Bordeaux et de l'Université de Bordeaux, rattaché au laboratoire IRGO - Institut de Recherche en Gestion des Organisations. Il est actuellement responsable du projet RSE en PME, et de l'axe transition écologique au sein du regroupement des laboratoires en sciences de gestion de Nouvelle-Aquitaine. Il est par ailleurs responsable de la chaire capital humain et performance globale, et co-rédacteur en chef des revues classées Recherche et Cas en Sciences de Gestion (RCSG), et Gestion et Management Public (GMP). Il a récemment présidé le conseil scientifique du congrès RSE de la fondation Oïkos et la remise du prix des Immatériels de l'Observatoire des Immatériels. Ses recherches et publications sont consacrées à la RSE et aux nouveaux outils de gestion intégrant les problématiques de durabilité et de performance globale.
