Alors que le rapport du giec 2022 nous alerte une fois de plus sur le désastre climatique dans lequel nos comportements quotidiens nous inscrivent, il semblerait que la menace sous-jacente reste lettre morte. Le changement de mode de développement concerne pourtant chacun d’entre nous, dans nos usages, dans nos rites, dans nos normes et plus généralement dans les croyances qui donnent sens à notre quotidien : un tel changement appelle une autre socialisation.
L’observatoire de la consommation responsable souligne d’ailleurs les contradictions chez les ménages répondants : alors que 61 % des Français interrogés considèrent la situation comme très préoccupante ils ne positionnent pas leur engagement comme prioritaire. Ils externalisent ainsi le locus de contrôle, externalisant les causes d’échec ou de ralentissement dans leur changement de comportement de consommation.
Les difficultés rencontrées tiendraient notamment au coût d’un changement de comportement qu’ils ne seraient pas prêts à supporter, un coût financier, mais aussi un coût social et psychologique. Les travaux de René Girard nous invitent sur ce point à nous tourner du côté du désir mimétique : si nous ne pouvons changer nos comportements, c’est parce que nous voulons ce que les autres veulent, une imitation qui joue un rôle important dans nos sociétés pour favoriser l’adaptation et la compétition, mais qui peut parfois déboucher sur de la violence et la désignation d’un bouc émissaire.
Notre société est ainsi mère de paradoxes, des relations absurdes, voire irrationnelles, faites entre les comportements et les intentions. Smith et Lewis nous expliquent dans leur article de 2011 que l’étude des paradoxes explore la façon dont des organisations peuvent répondre simultanément à des attentes concurrentes, voire contradictoires. De tels paradoxes s’énoncent simplement : « Je veux réduire la consommation de pesticides, mais je ne suis pas prêt à payer plus cher pour cela » ou, autre exemple, « Je veux disposer d’une énergie propre, mais je ne suis pas prêt à renoncer à l’énergie illimitée ».
Ces tensions entre deux modèles ont besoin d’être évacuées et l’on repousse la responsabilité du changement sur un bouc émissaire girardien tout trouvé : les Entreprises. Tout est fait comme si les entreprises étaient responsables de tout. Elles deviennent le point focal des attentions et l’on peut se demander comment elles parviennent à dénouer les situations paradoxales auxquelles elles sont confrontées. Alors que nous ignorons notre propre immoralité, nous demandons aux entreprises de prendre en charge le passage vers une consommation plus morale.
L’éthique de la consommation se retrouverait tout entière incarnée dans la « pureté » affichée par l’entreprise. Mais en ont-elles vraiment les moyens ? Il convient ici de clarifier ce que l’on entend par entreprise. En France, sur les 3,8 millions d’entreprises, 3,67 ont moins de 10 salariés et ne ressemblent en rien à l’image que l’on se fait du groupe et du grand patron. Il est vrai qu’à l’opposé, on retrouvera des géants comme Wallmart, dont le chiffre d’affaires de 524 milliards en 2022 pourrait être mis en perspective avec le PIB cumulé des 80 états les plus pauvres du monde ou de la Belgique, la 24e puissance économique mondiale.
On comprend bien qu’une telle incommensurabilité appelle à la fois une réflexion sur le partage de valeur(s) et une adaptation de fonds des organisations.
Sur le plan des valeurs, tout d’abord, les consommateurs n’étant pas prêts à payer plus cher pour une consommation responsable, ils attendent des entreprises qu’elles trouvent des solutions pour répondre à cette injonction. Il incombe donc à l’entreprise de trouver les solutions organisationnelles à ce besoin de moralisation ou pour le moins d’affichage moralisé : consommer du bœuf, même bio, n’est pas un acte de consommation responsable, car les conditions d’élevage ne sont pas respectueuses de l’animal et parce qu’il a fallu renoncer à des dizaines de milliers de litres d’eau et des espaces cultivables pour produire cette viande.
Sur le plan des organisations, le paradoxe est criant et les expose à des risques de perte de compétitivité : il faut faire plus moral au même prix, voire moins cher, tout en intégrant l’apprentissage de nouveaux réflexes que notre société a elle-même repoussé. La dimension paradoxale est d’autant plus forte que ceux qui doivent la gérer, les employés, se trouvent confrontés à leurs contradictions : les changements qu’ils ne sont pas prêts à mettre en œuvre dans leur vie personnelle doivent être intégrés dans leur vie professionnelle.
Les entreprises auraient ce rôle éducatif ? Alors que l’entreprise était jusque-là un moteur d’apprentissage cognitif, elle devient aujourd’hui un vecteur de moralisation des comportements. On comprend ainsi mieux l’évolution de la définition juridique de l’entreprise, une entité économique formée par plusieurs associés mettant en commun des ressources en vue d’atteindre un objectif conforme à leurs conventions. Le changement de paradigme auquel les entreprises doivent faire face questionne en profondeurs les paradoxes culturels de notre société.
Spécialiste du secteur financier, Vincent Maymo est docteur en gestion et professeur des universités. Il occupe les fonctions de directeur adjoint de l’IAE Bordeaux et de responsable de l’axe RSE de l’institut de Recherche en Gestion des Organisations. Il est l’auteur, avec Geoffroy Murat, de la Boite à Outils du Développement Durable et de la RSE.