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Noir, c’est noir !

La Cour administrative d’appel de Bordeaux vient de considérer que le terme négresse évoque aujourd’hui “en des termes dévalorisants l’origine raciale d’une femme, de nature à porter atteinte à la dignité de la personne humaine, et peut être perçu par la population, qu’elle soit résidente ou de passage, comme offensant à l’égard des personnes d’origine africaine” (CAA Bordeaux, 6 février 2025, n°24BX00144).

Cette décision a été rendue le 6 février 2025 au sein de l’Hôtel Nairac – siège de la CAA de Bordeaux – qui n’est autre qu’un hôtel particulier construit entre 1775 et 1777 pour le compte de Pierre-Paul Nairac, un riche armateur négrier. Ironie de l’Histoire…

Penchons-nous sur cette récente décision de justice qui fait couler beaucoup d’encre !

Par deux délibérations en date des 22 octobre 1861 et 1er juillet 1986, la Commune de Biarritz a attribué le nom « La Négresse » à un quartier de la ville, puis a dénommé ainsi la nouvelle voie conduisant à la zone artisanale de ce quartier. A la fin de l’année 2019, l’Association Mémoires et Partages a demandé à la maire de la commune d’abroger ces délibérations. Cette association – selon son site internet – basée à Bordeaux, à Dakar, La Rochelle, Le Havre, Bayonne et Paris, a pour objectifs de “promouvoir un travail de mémoire autour des mémoires et héritages de la colonisation, de la traite des noirs, de l’esclavage et du racisme”.

La maire ayant refusé de faire droit à cette demande, l’association a alors saisi le Tribunal administratif de Pau. Par un jugement du 21 décembre 2023 (TA Pau, 21 décembre 2023, n°2002396), ce recours a été rejeté car pour les magistrats de première instance “si l’association requérante soutient que cette dénomination est attentatoire à la dignité de la personne humaine en raison de sa connotation raciste et sexiste, et de son incitation à la discrimination ou à la haine à l’égard de personnes en raison de leur appartenance à une race, il n’est pas contesté que le conseil municipal de Biarritz a donné ce nom, dans une perspective mémorielle, dans le but de rendre hommage à la personne considérée et à l’histoire locale qui l’accompagne, et non dans le but de présenter de manière dégradante, humiliante ou avilissante une esclave ou descendante d’esclave à la peau noire ou de stigmatiser les membres d’une communauté pour un motif raciste. En outre, si cette dénomination désigne un lieu public, il n’est pas établi, ni même allégué que le nom donné à ce quartier et à une rue de Biarritz, que ce soit au moment de son adoption ou postérieurement à cette date, ait été de nature à heurter la sensibilité des habitants de cette commune, alors qu’il a été constamment utilisé depuis plus de 150 ans sans que les différentes assemblées municipales qui se sont succédées ne l’aient remis en cause, ni que des réactions du corps social aient dénoncé dans cette dénomination une conception dégradante de l’être humain. Dès lors, dans les circonstances de l’espèce, du fait notamment du contexte de son adoption, la dénomination en cause, ne peut être regardée comme portant une atteinte au principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, en dépit de l’évolution sémantique du terme « négresse » depuis 1861 et de sa connotation péjorative”.

Autrement dit, selon le TA, peu importe l’évolution sémantique du terme en cause, seul compte le contexte de son adoption. Avouons-le objectivement, cette démonstration juridique était infiniment discutable car la valider sans sourciller reviendrait à admettre que le droit s’est figé au moment de l’adoption des délibérations en question. C’était ainsi à l’époque ! Dès lors, circulez, il n’y a plus rien à voir !

Il me semble que la position juridique de la Cour administrative d’appel de Bordeaux est infiniment plus convaincante.

Pour la CAA de Bordeaux, “ il ressort des pièces du dossier qu’au 19ème siècle, Biarritz était composé de plusieurs quartiers ou hameaux, dont celui dénommé « hameau de Harausta » autrement appelé « La Négresse », distant du centre d’environ 3 kilomètres. Selon plusieurs sources, cette appellation aurait été attribuée par des soldats napoléoniens du début du 19ème siècle en raison de la présence d’une auberge tenue dans le quartier « par une femme très brune » et aurait supplanté, selon les historiens, le nom basque à compter de 1851. Alors qu’il ressort des pièces du dossier que la femme à l’origine de l’appellation du quartier n’a pas été formellement identifiée, la référence à son souvenir par le choix fait depuis plus d’un siècle d’appeler le quartier « La Négresse » comporterait, selon la commune de Biarritz, une dimension seulement historique à relier avec le passé de ce quartier. D’autres sources attribuent l’origine du terme à l’expression gasconne « lane gresse », désignant une terre d’argile présente dans cette partie de la commune. Toutefois, quelle que soit l’origine supposée de ce terme, il est constant qu’à la date de la décision attaquée, il évoque en des termes dévalorisants l’origine raciale d’une femme, de nature à porter atteinte à la dignité de la personne humaine, et peut être perçu par la population, qu’elle soit résidente ou de passage, comme offensant à l’égard des personnes d’origine africaine”.

Les juges d’appel se sont notamment fondés sur le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 auquel renvoie le Préambule de la Constitution de 1958 qui dispose en son premier alinéa que “le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés” et en son troisième alinéa que “la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme”. Quant à l’article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, selon lui “la jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation”. Car rappelons-le, cet arrêt n’est pas une appréciation politique de la part de magistrats. Mais bel bien l’interprétation et l’application que ces derniers font de l’état du droit positif.

Ce n’est pas la première fois que des tribunaux se penchent sur cette question du changement de la dénomination de rues (TA Montreuil, 7 juin 2023, n°2010482 s’agissant d’une “rue Chirac” ; CAA Marseille, 12 novembre 2007, n°06MA01409 s’agissant d’un “espace Jacques Médecin”). Toutefois, l’arrêt ici commenté revêt une portée excédant son seul objet local car pour beaucoup, il questionne sur ce que certains appellent la “cancel culture” ou le “wokisme”. Pour moi, il n’en est rien et ce n’est pas le sujet. La seule question qui vaille ici est la suivante : est-ce que le mot négresse est utilisé communément dans notre langue française comme un simple mot dénué de toute portée ? Non ! Noir, c’est noir, ce n’est pas “nègre”. Dès lors, la CAA de Bordeaux a eu raison d’enjoindre au maire de la Commune de Biarritz de saisir le conseil municipal pour que ce dernier procède à l’abrogation des délibérations ayant baptisé du nom « La Négresse » un quartier et une rue de la ville, dans un délai de trois mois à compter de la notification dudit arrêt.

Déjà par le passé, des communes sans avoir été préalablement saisies en ce sens ont débaptisé des rues qui faisaient écho à des pages très sombres de notre Histoire, et ce sans susciter de polémiques vaines. La Commune de Biarritz a décidé de saisir le Conseil d’Etat pour tenter d’obtenir la censure de la décision de la CAA de Bordeaux. C’est son droit le plus strict.

Je suis désormais curieux de connaître quelle sera la position des Juges du Palais-Royal. Je ne crois guère à une censure de l’arrêt de la CAA de Bordeaux, et ce au regard de l’état de la jurisprudence administrative selon laquelle “le respect de la dignité de la personne humaine est une des composantes de l’ordre public” (CE, Assemblée, 27 octobre 1995, n°136727, publié au recueil Lebon ; CE, 4 mars 2023, n°471871,). En effet, même si le juge administratif fait une utilisation mesurée et raisonnable du concept de dignité humaine en tant que composante de l’ordre public, je vois mal comment le Conseil d’État pourrait ne pas considérer en droit que le terme “nègre(sse)” n’est pas de nature à porter atteinte à la dignité de la personne humaine. Réponse dans quelques mois…

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Président de FRD CONSULTING et de FRD LEARNING. Son expérience de juriste et d’avocat lui a notamment permis d'acquérir une solide expertise en droit immobilier public (droit de l’urbanisme, droit des collectivités territoriales, droit de l’environnement…).
- Spécialiste en droit public et en RSE
- DEA Droit public des affaires
- DESS Droit de la construction et de l'urbanisme
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