Début 2025 marquera le lancement d’une nouvelle consultation en vue d’une éventuelle révision de la norme ISO 26000, publiée en 2010, relative à la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Cette révision apparaît non seulement souhaitable, mais également nécessaire, compte tenu des avancées significatives en matière de connaissances et de pratiques en RSE au cours des quinze dernières années.
Cependant, le processus d’élaboration des normes ISO présente une difficulté majeure : parvenir à un consensus au niveau international. Cela n’empêche évidemment pas de défendre des positions alignées avec les approches française et européenne de la RSE. Toutefois, une question demeure : existe-t-il un réel consensus même au niveau national ? Faut-il promouvoir une vision spécifiquement française de la RSE, ou adopter une approche plus globalisée ? Et si la perspective française, encore à préciser, s’avère spécifique, a-t-elle réellement une portée universelle ou reste-t-elle limitée à un contexte culturel particulier ? Plutôt que de nous attarder sur ce débat, nous proposons d’aborder une réflexion d’un ordre plus technique et opérationnel.
Un contexte normatif en pleine évolution
Depuis 2015, de nouveaux référentiels et cadres de durabilité sont apparus, modifiant les attentes et les pratiques en matière de développement durable. Parmi ces évolutions figurent :
• les Objectifs de Développement Durable (ODD), établis par l’ONU, qui offrent une vision stratégique globale orientée vers des enjeux macroéconomiques, complétée en France par des normes comme la FD X30-037.
• le dépassement des limites planétaires, théorisé par Rockström et ses co-auteurs, désormais intégré dans des méthodologies et des bases de données environnementales de plus en plus sophistiquées (ISO 14046, 14072, AFNOR SPEC 2315).
• la neutralité carbone, un concept qui a dû être mieux défini pour éviter tout greenwashing (ISO 14068).
• l’économie circulaire, devenue une thématique incontournable.
La RSE s’est également spécialisée au niveau des fonctions de l’entreprise, comme en témoignent la norme ISO 20400 pour les achats responsables et la norme ISO 30414 sur le capital humain. L’ampleur de ces référentiels complexifie considérablement leur appropriation par les professionnels, faute d’une méthodologie globale et cohérente pour déployer la RSE de manière efficace.
Ce problème se pose au niveau européen avec la directive CSRD, qui impose des obligations ambitieuses (double matérialité, plans de transition, reporting détaillé) sans pour autant fournir d’outils pratiques pour guider les entreprises. En mettant l’accent sur les résultats (‘y’), la CSRD semble négliger l’existence de fonctions implicites du type y = f(x), et par voie de conséquence l’importance d’agir sur les ‘x’, considérés comme facteurs déterminants ou les causes racine.
Les limites méthodologiques de l’ISO 26000
La version de 2010 de la norme ISO 26000 présente d’importantes lacunes par rapport aux exigences contemporaines. Elle n’exige ni ne recommande :
• l’élaboration d’une carte stratégique clarifiant et hiérarchisant les objectifs stratégiques de l’entreprise ;
• une évaluation rigoureuse des impacts sociaux et environnementaux à la fois organisationnels et analytiques, à l’échelon des produits et services ;
• une prise en compte explicite du dépassement des limites planétaires ;
• l’identification des dysfonctionnements internes nuisant aux performances sociétales, sociales, environnementales et économiques ;
• une approche fondée sur le principe de connectivité, visant à analyser les interactions entre performances économiques, environnementales et sociétales.
De plus, l’ISO 26000 n’intègre ni les outils de prospective stratégique, pourtant cruciaux pour préserver les biens communs, ni les principes de résilience organisationnelle, se concentrant exclusivement sur la « résilience sociétale globale ». Enfin, la norme ne semble pas aborder des concepts clés tels que la dépendance aux ressources ou le développement des capitaux immatériels, contrairement à d’autres référentiels comme l’EFQM.
Encadré n°1 : L'exemple de la prospective stratégique au service de la RSE La prospective stratégique inscrit la RSE dans une double dimension transformative et anticipative en explorant les évolutions possibles ou souhaitables dans le futur. Elle analyse les interactions entre l’entreprise et son environnement, identifiant les ressources stratégiques permettant anticiper les défis futurs. Grâce à des approches comme les scénarios exploratoires et l’analyse des signaux faibles, elle dispose d'un ensemble d'outils opérationnels. La démarche est structurée selon le triptyque « Anticipation-Appropriation-Action », et permet d'aligner les objectifs stratégiques en termes de durabilité, en ancrant l'approche RSE dans une démarche proactive et systémique, tournée vers l’avenir. (Pour aller plus loin, voir les références bibliographiques).
Sur le plan théorique, la norme repose principalement sur la théorie des parties prenantes, mais celle-ci reste souvent utilisée de manière punitive, axée sur les impacts négatifs de l’entreprise, plutôt que comme un levier stratégique. Il serait pertinent de mobiliser un éventail plus large de cadres conceptuels pour enrichir les pratiques managériales, en s’appuyant par exemple sur la théorie des systèmes ou les capacités dynamiques.
Vers une RSE plus détaillée et scientifique
Une mise à jour de l’ISO 26000 pourrait marquer une étape cruciale : celle de la consolidation d’une RSE plus scientifique et méthodologique. Si, en 2010, l’objectif était de proposer des exemples d’actions concrètes, il est désormais nécessaire :
d’intégrer les référentiels existants de manière cohérente afin d’offrir un cadre méthodologique clair et complet, comme la norme NF X30-029 a commencé à le faire ;
- de recenser systématiquement les bonnes pratiques en RSE, en créant une base de données en ligne accessible aux entreprises et parties prenantes ;
- de référencer les cadres théoriques mobilisables, tout en facilitant leur traduction opérationnelle. Par exemple, des notions comme les capacités dynamiques ou le potentiel humain devraient être incorporés dans la norme.
- de structurer un écosystème plus diversifié de normes ISO 26000, à l’image de la série des normes ISO 14001 pour l’environnement.
Encadré n°2 : L'exemple des notions de capacités dynamiques et de potentiel humain Le potentiel humain se différencie de la notion de capital humain, car son approche suggère une mobilisation plus ou moins réussie des compétences et capacités créatives des parties prenantes. L'entreprise y fera nécessairement appel pour s’adapter aux transformations sociales et environnementales. Les capacités dynamiques permettent quant à elles de reconfigurer ce potentiel afin de répondre aux besoins changeants de l’entreprise. La remise en question du salariat traditionnel, l’émergence de nouvelles formes de ressources (indépendants, sous-traitants), et les attentes générationnelles (sens, autonomie, flexibilité), poussent les entreprises à repenser leur mode de management. L’intégration de ces capacités devrait renforcer la résilience organisationnelle et servir à soutenir l’innovation. (Pour aller plus loin, voir les références bibliographiques).
Une telle révision nécessitera un important travail de recherche, de refonte et de rédaction. Elle devra également s’appuyer sur une mobilisation collective des acteurs économiques, des parties prenantes et des experts à l’occasion des consultations à venir, sous l’égide de l’AFNOR, dès le début de l’année 2025.
En conclusion, la refonte de l’ISO 26000 représente bien plus qu’une simple mise à jour : elle pourrait catalyser une transformation profonde des pratiques de responsabilité sociétale, en les inscrivant dans une perspective scientifique, opérationnelle et universelle.
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Stéphane Trébucq est professeur des universités, en poste au sein de l'IAE de Bordeaux et de l'Université de Bordeaux, rattaché au laboratoire IRGO - Institut de Recherche en Gestion des Organisations. Il est actuellement responsable du projet RSE en PME, et de l'axe transition écologique au sein du regroupement des laboratoires en sciences de gestion de Nouvelle-Aquitaine. Il est par ailleurs responsable de la chaire capital humain et performance globale, et co-rédacteur en chef des revues classées Recherche et Cas en Sciences de Gestion (RCSG), et Gestion et Management Public (GMP). Il a récemment présidé le conseil scientifique du congrès RSE de la fondation Oïkos et la remise du prix des Immatériels de l'Observatoire des Immatériels. Ses recherches et publications sont consacrées à la RSE et aux nouveaux outils de gestion intégrant les problématiques de durabilité et de performance globale.
Youssra Hdayed, docteure en sciences de gestion, est enseignante-formatrice en management, stratégie, finance et méthodes qualitatives. Elle explore comment la prospective stratégique et les capacités dynamiques permettent aux entreprises de développer des stratégies innovantes et durables.