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Numéro 85 des Cahiers d’Économie Politique – Économie et religion

Interview Bertrand Coty

Vous vous interrogez dans ce numéro sur les relations dialectiques que d’une part l’économique entretient avec le profane et le sacré et que d’autre part la science économique et le capitalisme entretiennent avec la religion. Quel est le contexte de cette interrogation ? 

La confrontation entre l’économie et la religion n’est pas nouvelle. Il s’agit de deux ordres que tout oppose, voire qui s’excluent mutuellement. Rien n’est plus éloigné de la religion que l’économie et réciproquement. L’économie inscrit la totalité des relations humaines dans un ordre de l’immanence qu’elle cherche à saisir dans des relations de causalité mesurables, alors que la religion place ces relations sous une transcendance ou dans une ouverture à une extériorité qui empêche de les saisir dans la clôture d’un système causal.

Dans l’ordre de l’économie, tout peut être ramené à une explication causale et à la limite à un calcul de coût et d’avantage, en un mot de prix. Dans la forme moderne prise par l’économie, tout peut être inclus dans le système des relations marchandes et les relations humaines y sont sans reste, sans culpabilité ni faute, le paiement marchand venant libérer les individus de toute dépendance ou domination. C’est ce que la science économique défend : la monnaie nous libérerait des anciennes tutelles et des formes de domination, et l’agent économique avec son budget serait souverain dans ses choix.

Cela suppose que rien n’échappe à l’ordre marchand, que toutes les relations, toutes les réalités, puissent être intégralement saisies dans les équations marchandes de prix. Rien ne doit être extérieur à cet ordre. Or, c’est précisément ce que conteste et nous rappelle la religion : il y a de l’extériorité, de la transcendance, soit tout ce qui est n’est pas dans le marché. Ce qui échappe ainsi au marché peut être dit sacré, que le langage courant le désigne comme Dieu, le divin, saint, ou gratuit, don, etc. Pour le dire autrement encore, il s’agit de figures de l’altérité. L’altérité radicale, le tout autre, n’entre pas dans les relations d’équivalence de la science économique.

Sous cette perspective le capitalisme apparaît comme profanateur, puisque par l’extension du marché, de la rationalité marchande et du calcul, il tend à tout absorber dans l’immanence de son processus d’accumulation. Mais, et c’est là la dialectique que vous mentionnez dans votre question, le profane ne s’entend que par rapport à du sacré et à mesure que le processus de profanation déroule sa logique au rythme du taux de croissance de l’économie capitaliste, la présence du sacré devient plus manifeste, c’est-à-dire que ce qui n’est pas encore absorbé dans la logique de l’intérêt se révèle à nous comme étant sacré et à mettre à l’abri de la rationalité économique.

C’est ce qui définit le contexte de cette interrogation : l’altérité nous apparaît comme sacrée, ce qui n’est pas produit par les hommes dans la perspective du profit nous apparaît de plus en plus comme sacré, que l’on pense à la nature, aux milieux, à la vie, à l’art, etc. La provenance de la nature, des milieux et climats, de la vie, ne peuvent s’expliquer par l’investissement des hommes dans la production orientée par le désir de profit, tout cela étant donné. Cela ne définit pas encore le contenu d’une religion ou d’une foi, mais ouvre sur une extériorité qui nous enveloppe, extériorité sur laquelle les religions proposent un discours, totalement étranger aux discours de la science économique.

Peut-on parler de bien et de mal en économie et quelle en est la substance ? 

La science économique ne reconnaît aucun mal aux activités économiques, le mal en est absent et il est rejeté dans un passé dont Hobbes à fait le récit avec la fiction de l’état de nature. Sous l’ordre politique du Léviathan, les agents peuvent se livrer innocemment à leurs activités économiques de production, d’échange et de consommation, sans culpabilité et sans mal. Le marché est supposé garantir par l’équivalence monétaire des échanges une justice entendue comme absence de domination ou de contrainte exercée sur la volonté des agents (qui est le mal dans l’état de nature).

Il n’y a pas de volonté mauvaise pour l’intelligence économique. Par la croissance des activités, la société économique s’éloigne toujours plus de cet état originel supposé de malheur, plaçant les agents individuellement et collectivement sur la route de la prospérité et du bien-être ou du bonheur, identifié à des formes d’enrichissement. Le mal ou le malheur n’est donc pas radical pour la pensée économique, les figures en sont la pauvreté, la rareté, le manque qui se laissent vaincre par la rationalité économique. Le bien est ce qui procure le bonheur ou la satisfaction, il est associé à la richesse par les économistes, richesse elle-même mesurable en unités monétaires : c’est donc une quantité, qu’il est toujours possible d’accroître, en conséquence de quoi, c’est l’acquisition de richesse qui est supposée rendre heureux.

Le désir chrématistique de toujours plus d’argent devient ainsi le moteur de toute la machinerie capitaliste. C’est ce que l’économie éthique critique, y voyant une idolâtrie, une sacralisation de l’argent. Ce culte de l’argent fait du capitalisme une sorte de religion, une fausse religion.

Contradictoirement, l’économie politique (la science économique) critique l’économie éthique de conserver des résidus religieux, qui se manifestent par des interdits (condamnation de l’intérêt et de l’accumulation d’argent) et une limitation de l’extension de la rationalité calculante à toute chose, au nom d’une limite interne à l’action bonne qu’il revient aux vertus d’identifier, et d’un don premier constituant le fond commun de toutes les activités humaines, soit la nature. C’est sur la fonction et la définition de la monnaie que se fixe ce clivage : Est-elle un moyen qui permet au commun (la justice) de se manifester dans les échanges individuels ou bien est-elle considérée comme un moyen en vue d’augmenter sa richesse mesurée dans cette unité monétaire et donc de prendre son intérêt au mépris du commun des relations humaines ?

Pensez-vous que l’économie ait repris de la religion son schème général sur le sacrifice ? 

Qu’il y ait une logique sacrificielle dans les activités économiques, c’est là un constat assez trivial, puisque les choix économiques sont toujours en même temps des renoncements, ce que capture la notion de coût d’opportunité. À chaque décision individuelle ou collective, nous sacrifions des alternatives possibles.

La grande différence avec le sacrifice dans la religion, dont il y a deux types – le sacrifice d’expiation et le sacrifice de louange –, c’est qu’il n’y a pas de calcul, pas de pesée des coûts et avantages. Dès lors que le calcul pénètre le sacrifice, c’est-à-dire que la logique économique s’en empare, alors il est perverti en un mauvais sacrifice, contraire à l’esprit de la religion.

Le sacrifice économique est au contraire un sacrifice supposé être calculé de part en part, qu’il s’agisse d’un détour de production (investissement), d’épargne, de coût de production, etc., toujours il s’agit de sacrifier ou renoncer, pour un gain supérieur. Cela suppose d’avoir une unité de mesure universelle à laquelle rien ne résiste. Or, c’est précisément ce qui n’est pas vérifié en raison de l’impossibilité de clore la rationalité économique sur elle-même. Ainsi, par exemple, les sacrifices consentis pour la croissance économique sont immenses – c’est-à-dire sans mesure, ce sont des vies humaines, la biodiversité, les climats, les milieux, les vivants, le commun, etc. Nous les sacrifions d’autant plus facilement, ou inconsciemment, qu’il n’existe pas de mesure pour intégrer ce qui est ainsi sacrifié dans des calculs.

La théorie économique de la décision fait l’hypothèse que les éléments du choix entrent tous dans le calcul monétaire, et que ce qui est sacrifié est avantageusement compensé par des bénéfices ou avantages. Mais tout ce qui se présente dans la réalité ne peut entrer dans ces calculs, car nous n’en avons pas de mesure monétaire, ce qui prouve que quelque chose résiste à la clôture de l’économie sur elle-même.  

Peut-on dire que la « logique d’expansion pour l’expansion » a trouvé sa limite et que cette approche est condamnée ?

La logique d’expansion pour l’expansion, c’est-à-dire la logique d’accumulation propre au capitalisme, n’a pas de limite interne. Elle ne peut donc d’elle-même rencontrer ou trouver sa limite. C’est une logique aveugle, qui s’auto-entretient elle-même précisément parce qu’elle n’a pas de fin, aux deux sens du mot, ni terme, ni destination. Et la science économique ayant érigé la rationalité économique en principe exclusif d’explication des activités économiques, a placé cette logique au cœur du capitalisme.

Le capitalisme fonctionne au désir chrématistique, si ce désir se tait, la marche forcée (la croissance) du capitalisme s’arrête. C’est à la philosophie économique de faire la critique de ce désir et de son objet, l’argent et le taux d’intérêt, afin de montrer l’absurdité d’un système qui se développe sans limites, dans un monde où de toute part nous buttons contre les limites : des ressources naturelles, de la fragilité des milieux (les écosystèmes), des climats et de la biodiversité, mais aussi de la fragilité de nos régimes politiques, du commun et de la justice.

Cette logique – la logique du capitalisme qui sacrifie les sources et conditions de la vie sur Terre au nom de l’accumulation de profits – est bien sûr condamnée, parce qu’elle est mortifère. Qu’il ait fallu attendre que les dérèglements de la nature nous le rappellent est tragique, car nous avions toutes les ressources intellectuelles depuis Aristote pour penser ces malheurs qui nous arrivent et dont nous sommes fautifs.    

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Patrick Mardellat est Professeur des Universités en science économique à Sciences Po Lille et chercheur au Centre Lillois d’Études et de Recherches en Sociologie et Économie (CLERSE). Il est directeur des Cahiers d’Économie Politique depuis 2015. Ses travaux portent sur la philosophie économique et l’histoire de la pensée économique. Il s’intéresse aux questions de richesse et de pauvreté, de travail et plus généralement d’éthique économique autour du don et du bonheur. Il a publié de nombreux articles dans différentes revues académiques sur ces différents thèmes.

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